« viscérale attitude  » 

« … l’objet devient en grande partie une référence à l’état de la
matière, ou, de façon exceptionnelle, le symbole d’un processus
(d’une action) sur le point de commencer ou déjà achevé »
Robert Morris, Anti Form, 1968

Première hypothèse, Thibault Philip est un designer.
En tant que tel, il explore les liens entre forme et fonction tout en quêtant les propriétés de la
matière mais aussi l’histoire symbolique et culturelle que celle-ci charrie. Plus surprenant est le
choix de la matière qu’il travaille, triture jusqu’à vouloir en épuiser tous les possibles.
Deuxième hypothèse, le designer est un sculpteur. Thibault Philip explore les qualités physiques
d’une matière organique d’origine animale, habituellement rencontrée dans un tout autre contexte
industriel, plus suspect et moins glamour : l’agro-alimentaire. Il manipule dans un corps-à-corps
des intestins de porc, les rebuts de l’industrie en question, rejetés parce que non conformes au
format standard, et donc ici réemployés. L’artiste transforme la matière, en révèle les potentiels
esthétiques et fonctionnels, il la sublime au sens quasi alchimique du terme.

De cette matière, le sculpteur fait des objets, trois luminaires, des luminaires tubulaires.

D’emblée, la pratique de Thibault Philip déjoue les attendus et révèle une correspondance
frictionnelle des contraires perceptibles, suggère une équivalence paradoxale entre dégoût et
séduction. Il interroge notre compréhension sensible du monde par collision. La surprise vient de
notre rencontre visuelle avec la substance viscérale mais translucide, veinée et solide, étonnamment
séduisante, entre évocation textile et papier. Thibault Philip sculpte un drapé organique pour
habiller ses luminaires sur une ossature tubulaire, l’un et l’autre provenant de cette matière porcine.
Inattendu qui laisse deviner un long travail expérimental dans l’atelier, attentif à la recherche et
aux gestes du dialogue avec la matière pour générer de nouvelles formes.

Le point de jonction que l’artiste nous propose ici c’est le tube comme principe de construction.
Le tube conduit, il peut transporter la matière à des fins digestives à l’intérieur du corps, le tube
omniprésent au quotidien conduit l’énergie électrique, des fluides et peut diffuser la lumière.
Le tube est aussi un marqueur du design moderne, produit profilé et cintré industriellement à partir
du début du XXè siècle, à l’instar de l’iconique chaise Wassily de Marcel Breuer. Avec tubulaire,
Thibault Philip semble au premier regard nous offrir une palette typologique de luminaires qui
prend à rebrousse-poil l’histoire du design de cet objet chargé de diffuser la lumière, chargé de
nous éclairer…

Porcus Decorum, lustre majestueux et central, emblématique du luxe et de l’apparat dans l’histoire
des arts décoratifs, s’impose du plafond jusqu’au sol et diffuse sa présence lumineuse spectrale.

Wood guts and metals, le plus sage, se présente à nous simplement pour ce qu’il est, dans sa
forme et sa fonction, une lampe qui additionne les matériaux issus du vivant, bois et boyaux,
avec des petits éléments de fabrication industrielle de quincaillerie électrique.

Lendywé à la présence plus étrange, est un objet suspendu à hauteur de nos regards, composé
de deux tubes légèrement divergents traversés de leds qui n’éclairent que ce qui le compose,
sa matière et sa forme. Moins fonctionnel que les deux autres, plus fictionnel aussi, il donne à
voir les tubes organiques façonnés manuellement à la manière d’un tube industriel. Les tubes
faussement parallèles sont mollement reliés par des fils tressés de cette même matière viscérale,
fils de dissonance tentant vainement de corriger la divergence. Thibault Philip propose ici un objet
plus directement sculptural, mais aussi fortement symbolique, chargé d’une dialectique difficile
confrontant nécessité de travailler respectueusement avec le vivant et réalité technico-industrielle
pour apprendre à produire du beau autrement.

tubulaire prolonge et ouvre notre expérience sensible paradoxale avec une installation d’une autre trempe, fragile, posé au sol, un contenant issu du minéral et du feu nommé Transmutation. À partir d’un moulage d’une portion d’intestin de porc, le verre est contraint à épouser la forme organique. L’artiste inverse le processus de création précédent. Avec les luminaires, la matière organique était contrainte par l’artiste pour adopter des formes du vocabulaire industriel. Ici l’empreinte de l’organe devient le moule dans lequel est soufflé le verre-contenant. C’est la forme du vivant qui s’impose à la technique. Le verre comme la production de contenants en viscères animaux poursuivent les savoir-faire traditionnels antiques et préhistoriques réactualisés dans un antéfutur pour reprendre le titre d’une très belle exposition au Capc de Bordeaux. Les objets uniques de Thibault Philip, intrinsèquement porteurs de récits humains, hybrident art, industrie et artisanat, traditions, histoire(s) et modernité pour réveiller notre sensibilité au vivant. Quand les attitudes deviennent mouvement…

Véronique Boucheron